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EDITORIAL

Les cinquante ans de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale

«Le 27 septembre 1968, les six Ministres des Affaires étrangères des Etats membres de la Communauté économique européenne, réunis à Bruxelles au sein du Conseil, ont signé la Convention concernant le compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale»1. Si forte qu’ait pu être la confiance que Georges Droz plaçait dans l’avenir de cet instrument, l’incipit de l’ouvrage qu’il consacrait à ce dernier —et qui était aussi sa thèse de doctorat— avait choisi la sobriété. La fidélité envers cet irremplaçable commentateur suggère d’éviter de célébrer le cinquantenaire de la Convention avec «grand appareil». Au demeurant, l’accueil qui a été réservé à cet instrument au sein de la Communauté économique européenne comme celui que connurent ses différents avatars successifs au sein de l’Union européenne suffisent à assurer son rayonnement. Il s’agit d’un texte fondateur, établissant les bases d’un système de conflit de juridictions toujours actif, toujours actuel et influent après les cinq premières décennies de son existence. En 1968, il représentait déjà une manière d’exploit et les signatures du 27 septembre sanctionnaient l’accomplissement d’un travail considérable et aussi engageaient sur une voie prometteuse, sinon inédite, mais qui, en tout cas, allait être parcourue avec succès.
L’origine de la Convention se trouve dans l’article 220 du Traité de Rome du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne. Prudemment, ce traité n’abordait pas de front les innombrables problèmes de droit international privé que la libération des activités économiques au sein de l’espace qu’il créait n’allait pas manquer de susciter2, il préférait laisser leur résolution à la coopération intergouvernementale; c’est ainsi, que pour répondre aux difficultés qu’il avait repérées, il invitait les Etats membres, notamment, à engager «entre eux, en tant que de besoin, des négociations en vue d’assurer en faveur de leurs ressortissants […] la simplification des formalités auxquelles sont subordonnées la reconnaissance et l’exécution réciproque des décisions judiciaires ainsi que des sentences arbitrales».
Cette disposition annonçait clairement l’objectif poursuivi: faciliter la circulation transfrontière des décisions de justice; il est frustrant, en effet, de bénéficier d’un jugement dont l’exécution se révèle couteuse, peut-être incertaine, voire improbable, parce que le débiteur est abrité par une frontière et le verrouillage juridique de celle-ci peut dissuader l’opérateur économique de développer ses affaires hors de son marché national. Il s’agissait donc d’ajouter aux libertés économiques garanties par le Traité une liberté supplémentaire, la liberté de circulation des décisions judiciaires. L’article 220 visait aussi la circulation des sentences arbitrales, mais l’invitation à entrer en négociations n’était formulée qu’ «en tant que de besoin»; or, la richesse du droit conventionnel liant en ce domaine les Etats membres rendait inutile l’élaboration d’un régime particulier pour ces décisions —ce qui conduisit à exclure l’arbitrage du champ de la Convention—. En revanche, il est certain que les formalités requises dans chaque Etat membre pour obtenir la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers constituaient une entrave; la transmission, la légalisation, la traduction des pièces nécessaires représentaient des complications que l’histoire avait précautionneusement façonnées sur l’hypothèse d’une discontinuité soupçonneuse des ordres juridiques, qui ne correspondait pas à la configuration plus ouverte et plus confiante des rapports entre systèmes judiciaires nationaux que demandait le bon fonctionnement du Marché commun. Cependant l’allègement de ces formalités ne méritait sans doute pas huit années de négociations entre les Etats fondateurs. C’est qu’en vérité les auteurs du Traité n’avaient perçu que les obstacles d’ordre bureaucratique à la libre circulation des jugements, tandis que le comité d’experts réuni en 1960 pour préparer la Convention constatait aussitôt que l’objectif assigné par l’article 220 ne pouvait être atteint en l’état des divergences opposant les Etat membres sur les conditions de fond de l’accueil des décisions étrangères dans leurs ordres juridiques respectifs. Aussi la lettre le céda à l’esprit et la fin recherchée l’emporta sur le moyen évoqué. Ce repositionnement orientait dans une direction différente, celle de l’uniformisation du régime d’efficacité internationale des jugements. Or, en ce domaine, l’expérience montrait et les études doctrinales démontraient3 qu’un régime uniforme ne pouvait se contenter d’énoncer des conditions de régularité des jugements; dans la mesure où les critères communs de reconnaissance et exécution ne correspondent pas à la diversité des règles gouvernant l’instance directe dans les Etats concernés, il est inévitable que des décisions rendues dans un de ces Etats conformément à ses règles propres de compétence, de procédure, de conflit de lois, ne répondent pas aux exigences uniformes de reconnaissance et exécution et se heurtent au refus des autres Etats. Il fallait donc repenser le problème en son entier et entreprendre la construction d’un système de conflit de juridiction harmonisant instance directe et instance indirecte. C’est ce qu’entreprit le comité des experts et c’est aussi ce qui explique la durée de la négociation de la Convention.
Mais la constance et la diligence ont été payées de retour. Après un demi-siècle, chacun peut aujourd’hui mesurer l’influence de l’œuvre accomplie. La Convention laissait de côté les conflits de lois, mais à peine était-elle signée que s’engageaient les travaux que conclut la Convention de Rome du 19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, devenue, après la communautarisation de la matière, le Règlement Rome I4 (précédé par le Règlement Rome II sur la loi applicable aux obligations non contractuelles)5; c’est qu’il était admis que si l’harmonisation de l’instance directe et de l’instance indirecte facilite la circulation des décisions, l’uniformité des règles de conflit ne pouvait que renforcer la confiance mutuelle au sein du club européen et ainsi contribuer à l’objectif de la Convention. Aussi bien d’ailleurs ne suffit-il pas aujourd’hui de rattacher à celle-ci les Règlements Bruxelles II et IIbis6 qui apportent un traitement spécifique à des questions sur lesquelles les disparités entre Etats membres étaient trop importantes pour être résolues dans ce qui se concevait comme un instrument généraliste, il faut aussi situer dans sa sphère d’influence ces règlements tri- ou multifoliés, plus récents et relatifs à la compétence, la loi applicable, la reconnaissance et l’exécution des décisions et des actes authentiques en matière d’obligations alimentaires, en matière de successions et en matière de régimes matrimonial et de régime partenarial7.
Un rayonnement aussi puissant pose aujourd’hui deux questions. La première est celle du ressort qui a permis à la Convention de développer une telle influence (I). La seconde est celle de sa capacité à survivre dans ce nouveau siècle qui a vu la transformation de la Communauté en Union européenne (II).
I. La Convention a fait la preuve d’une efficacité incontestable et sans doute faut-il imputer ce mérite à la prudence de ses auteurs qui ont coulé leur ambition dans un moule éprouvé, redécouvrant les vertus du modèle classique de circulation des décisions.
A. Le modèle classique de circulation transfrontière des décisions se caractérise par l’articulation de la compétence (directe) et de la reconnaissance8. Apparu aux aurores médiévales du droit des conflits, il se construit sur l’hypothèse d’un pouvoir suprême répartissant la compétence entre les différents systèmes judiciaires sous sa domination; dans ce périmètre, la décision rendue par un tribunal dans les limites de la compétence à lui dévolue vaut à l’égard des autres systèmes. Cette hypothèse d’un pouvoir suprême distributeur des compétences, créateur d’un «espace de compétences coordonnées»9 ne s’est dans l’histoire qu’imparfaitement réalisée au Moyen Âge au sein de l’Empire romain germanique; l’efficacité extraterritoriale des jugements y est parfois fragilisée par la procédure de l’actio judicati exposant le juge à qui l’exécution est demandée à la tentation d’un contrôle plus ou moins sévère sous prétexte de vérifier une condition de réciprocité qui n’habillait que le refus d’une sujétion10. A la même époque, en France et plus précisément dans le ressort du Parlement de Paris qui la reprend pour le compte du roi, «fontaine de toute justice» et «empereur en son royaume», l’hypothèse accède à davantage de positivité; la reconnaissance a lieu de plein droit et la force exécutoire s’obtient «sans connaissance de cause» sur lettres rogatoires ou réquisitoires présentées à la chancellerie de la juridiction du lieu d’exécution. Mais cette simple mécanique dite du pareatis est dérangée lorsque s’affirme le modèle de l’Etat-nation, souverain dans et hors de ses frontières, ne connaissant aucune autorité qui lui soit supérieure, et sans que le cloisonnement politique et juridique qui en résulte n’affaiblisse l’essor du commerce juridique international. Se dégageant de l’universalisme qui prévalait pour le traitement des affaires intérieures, la monarchie capétienne s’arroge sur le plan international une compétence exclusive, au delà du contentieux concernant les immeubles situés sur son territoire, sur les procès auxquels sont parties ses sujets, obligeant ainsi ceux qui obtiennent un jugement à l’étranger à «de nouveau débattre leurs droits comme entiers devant [ses] officiers»11. Cette évolution est couronnée au xixe siècle, d’un côté, par l’adoption d’un système de compétence pivotant à l’avantage des plaideurs français autour des articles 14 et 15 du Code civil et, de l’autre coté, par l’invention de l’action d’exequatur, procédure subordonnant l’accueil de la décision étrangère à sa révision par le juge français12. Cette construction s’implante au Luxembourg, mais plus difficilement en Belgique où sa rigueur est atténuée par la loi de 1876; elle ne parvient pas à prendre pied aux Pays-Bas où la compétence fondée sur la nationalité est neutralisée par la jurisprudence et où le particularisme se contente d’imposer à tout jugement étranger l’actio judicati. Une procédure de même type se maintient également en Allemagne et en Italie avec une condition de réciprocité plus ou moins virulente. La diversité entre les six Etats fondateurs s’aggrave de l’ajout de régimes particuliers qu’apporte un nombre significatif de traités bilatéraux tendant à faciliter la reconnaissance et l’exécution.
L’objectif de libre circulation des décisions à l’intérieur du Marché commun appelait à rejeter cette construction particulariste et aussi ses accessoires conventionnels qui s’efforçaient de rétablir un peu d’universalisme. Il convenait d’effacer autant que faire se pouvait le passé «westphalien». C’était alors s’engager à revenir vers le modèle classique expérimenté à l’intérieur de l’Empire romain germanique et à l’intérieur du royaume de France. Au demeurant, l’articulation compétence-reconnaissance recouvrait depuis quelques temps un certain crédit. Elle avait été reprise par le droit américain des conflits de juridictions à l’intérieur de la fédération, qui ébauchait une nouvelle version de l’«espace des compétences coordonnées», avec la Full Faith and Credit Clause, bientôt flanquée de la Due Process Clause, tandis que la Cour suprême surveillait attentivement le jeu des règles de compétence13. Elle inspirait et structurait de ce côté-ci de l’Atlantique le traité destiné à créer un espace judiciaire commun à la Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg, signé à Bruxelles le 24 novembre 1961 «sur la compétence judiciaire, la faillite, l’autorité d’exécution des décisions judiciaires, des sentences arbitrales et des actes authentiques».
B. Conscient de sa mission, le comité d’experts a estimé que l’innovation que demandait la formation d’un espace judiciaire européen consistait en un retour de cette conception classique, les portant à élaborer une convention multilatérale double, qui s’élevait ainsi au niveau du pouvoir suprême de l’empereur ou du roi distribuant les compétences entre les systèmes judiciaires sous sa domination et garantissant l’efficacité transfrontière des décisions. Et ce ralliement au classicisme ne s’est pas limité à la structure de l’instrument, il conduisit, dans la composition des règles particulières tant de compétence que de reconnaissance, à écarter les solutions qu’avait imposé le particularisme.
1. Ainsi en matière de reconnaissance, disparaissaient le pouvoir de révision du juge ad quem et l’exigence de réciprocité. Que cette dernière tende à protéger les intérêts des nationaux ou qu’elle soit vouée à la sauvegarde des intérêts de l’Etat requis, elle n’a de sens que si les règles de conflit de juridictions des Etats concernés diffèrent; or, précisément cette condition devient irréalisable lorsque la convention édicte des règles uniformes. Quant au pouvoir de révision qui suppose que ne sont acceptables que les décisions étrangères correspondant à celles qui auraient pu être rendues par le juge requis s’il avait été directement saisi de la demande au fond, sa rationalité, désarmée par la dialectique de l’identité et de la différence, était particulièrement fragile et l’exposait à une critique unanime.
Sur le plan de la compétence, sont exclus les fors exorbitants notamment ceux fondés sur la nationalité et sur la présence de biens du défendeur sur le territoire qui, le plus souvent, ne rencontraient pas l’assentiment du juge ad quem. Quoique dans les limites d’un raisonnement purement abstrait le premier puisse échapper à la condamnation de l’article 7 du Traité de Rome interdisant toute «discrimination exercée en raison de la nationalité», une compétence de cette nature, fondée sur un lien d’allégeance politique et pouvant désigner un tribunal sans rapport avec la cause à juger, paraissait hors de propos dans le cadre d’une communauté économique et présentait un caractère idéologique plus que pratique qui accusait une différenciation là où l’assimilation était souhaitable et recherchée. Quant au for du patrimoine, sa fonction primordiale d’assurer au demandeur un accès utile à la justice, pouvait sembler superflue, comme satisfaite par le renfort des règles nationales en cas d’insuffisance des règles uniformes de compétence.
2. Ainsi que suggéré plus haut, ces règles sont classiques. La compétence générale que fixe l’article 2 de la Convention va aux juridictions de l’Etat du domicile du défendeur; revigorant l’adage actor sequitur forum rei jusqu’à lui faire traverser les frontières, elle correspond aussi à la vénérable doctrine du juge naturel, mais dépouillée de la dimension publiciste dont l’avait trop longtemps revêtue le particularisme conquérant des temps modernes; le domicile n’est plus l’expression de la soumission au pouvoir judiciaire local, mais plus simplement le lieu où, par la fixation du centre de ses intérêts, la personne indique à quiconque où entrer en contact avec lui. Il faudrait sur ce point relire Savigny14 qui d’ailleurs justifie aussi les compétences spéciales, ces «fors positifs», et le mécanisme de l’option qui se retrouve dans la convention avec l’article 5; caractéristique de cette emprise savignienne est, par exemple, le choix fait en 1968 en faveur de la solution dite «analytique»15 pour la compétence en matière contractuelle16. Bien sûr, dans la seconde moitié du vingtième siècle, ce dispositif classique appelait quelques compléments, tels ces compétences inégales en faveur du consommateur ou du preneur d’assurance, de l’assuré ou du bénéficiaire, ou quelques aggiornamenti, telles les conditions de la prorogation de for.
C’est également un retour vers le classicisme universaliste qu’opère le régime de la reconnaissance et exécution; c’est ce que signale en effet la consécration de la reconnaissance de plein droit des décisions dans les autres Etats membres «sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure». Dès lors que les règles communes de compétence directe sont observées dans les différents Etats membres, la dynamique compétence-reconnaissance assure la libre circulation transfrontière des jugements et autorise l’obtention de la force exécutoire sur simple requête. La décision provenant d’un Etat membre est ainsi présumée régulière dans les autres Etats membres et cette présomption a pour corollaire l’énumération —restreinte et restrictive— non pas des conditions, mais des obstacles à vérifier en cas de contestation de la régularité. S’il n’a pas été possible, malgré la confiance mutuelle que se doivent les Etats membres, d’éliminer, par exemple la conformité à l’ordre public de l’Etat requis ou le respect des droits de la défense, du moins appartient-il à qui s’oppose à la circulation ou à l’exécution du jugement de dénoncer les manquements qui entacheraient celui-ci.
Au 1.er février 1973, date d’entrée en vigueur de la Convention, les six Etats fondateurs de la Communauté disposaient d’un système de conflit de juridictions propre à soutenir, par la libre circulation des décisions judiciaires, la libre circulation des personnes, des marchandises et de services dans le Marché commun. Il est vrai que si cet instrument réduisait le risque de conflit de procédures ou de décisions, il ne le supprimait pas tout à fait. Mais ce risque était affronté par une réglementation des exceptions de litispendance et de connexité, insérée dans le titre consacré à la compétence. Cette localisation était rationnelle; il était expédient de traiter le mal à la racine. C’est une des caractéristiques majeures de la Convention de porter son effort sur une organisation ordonnée de la production des décisions afin de ne pas confronter leur efficacité transfrontière aux difficultés dont est prodigue l’anarchie des compétences.
Après cinquante ans, la sagesse des architectes de ce monument mérite toujours d’être honorée et il faut aussi saluer la modestie et le réalisme de ceux-ci qui suggérèrent aux gouvernements une déclaration appelant à confier à la Cour de justice des Communautés européennes la mission d’assurer une interprétation uniforme de ce «Traité fédérateur»17, à défaut de laquelle se serait sans doute réintroduite la diversité des solutions. Cet appel aboutit au Protocole signé à Luxembourg le 3 juin 1971 qui est entré en vigueur en même temps que la Convention
II. Aujourd’hui la jurisprudence de la Cour de justice fait corps avec le texte originel, lequel s’est prêté à des amendements et ajustements au fil des arrêts et aussi à l’occasion de l’adhésion de nouveaux membres de la Communauté économique européenne et de la communautarisation de la matière jusqu’à la refonte du Règlement Bruxelles I. L’équilibre de la structure édifiée en 1968 qui garantissait l’efficacité du couple compétence-reconnaissance n’excluait pas une relative plasticité, permettant d’absorber ces modifications sans provoquer de dénaturation. Cependant la mutation de la Communauté en Union européenne opérée par les traités d’Amsterdam et de Lisbonne impose cependant, non pas une simple inflexion, mais bien une réorientation vers un objectif qui dépasse la simple libre circulation des décisions.
A. Les modifications ont été nombreuses et d’importance variable. L’adoption en 2008 du Règlement Aliments18 a naturellement conduit à retirer l’obligation alimentaire de la «matière civile et commerciale». Ce fut l’un des rares retranchements. En général, les changements ont été positifs. Certains effectuèrent des rattrapages très limités, tel l’accueil des modes de communication électronique (art. 15.1, art. 23, devenus 17.1 et 25) ou encore l’intégration du trust dans l’article 17 (devenu art. 25); d’autres furent plus conséquents, telle, sur une percée de la Cour, relayée par les conventions de Lugano (1988) et de Donostia-San Sebastian (1989), l’attribution d’une section 5 du Titre II, au contrat individuel de travail: celui-ci est désormais assujetti au modèle des compétences dérogatoires et inégales conçu pour la protection des «parties faibles». Au demeurant, à partir de la même percée (l’arrêt Ivenel)19 la créativité de la Cour de justice amorça une évolution complexe de l’interprétation de l’article 5.1 et finit par entrainer le semi-abandon de la conception «analytique» du chef de compétence alternatif en matière contractuelle, sanctionné par un ajout apporté par le Règlement Bruxelles I visant les contrats de vente de marchandises et de fourniture de services.
Un autre exemple de coopération entre jurisprudence et règlement est apporté par l’affaire Owusu20 dans laquelle la Cour de justice estima notamment que la Convention s’opposait à ce que la juridiction anglaise décline la compétence que lui attribuait l’article 2 pour s’effacer devant la juridiction d’un Etat non contractant jugée mieux placée pour connaître du litige. Cette application de la Convention à une situation litigieuse qui ne s’inscrivait pas dans une relation intra-communautaire impliquant deux Etats européens, était justifiée par avance dans l’exposé des motifs du Règlement Bruxelles I où il est dit qu’ «il doit exister un lien entre les litiges couverts par le présent règlement et le territoire des Etats membres qu’il lie. Les règles communes en matière de compétence doivent donc s’appliquer en principe lorsque le défendeur est domicilié dans un des ces Etats»21 et n’être pas laissées à la discrétion du juge qu’elles désignent, car elles «doivent présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur et cette compétence doit toujours être disponible». Ce rejet d’une exception de forum non conveniens qui aurait profité à une juridiction extra-communautaire garantit que la décision attendue du juge européen jouira de la liberté de circulation à l’intérieur de la Communauté. Cependant, il n’est pas sûr que dans ce cas de figure cet avantage fût réel et que la pleine exécution de la décision extra-communautaire en dépendît. La liaison de l’exigence de prévisibilité et de la compétence domiciliaire paraît plutôt répondre à la volonté de défendre un droit à l’accès à la justice et participer à la promotion d’un droit fondamental, le droit subjectif à une protection judiciaire effective. Bref, la dynamique compétence-reconnaissance est mise au service des droits fondamentaux.
B. Le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne confirme cette instrumentalisation du système de conflit de juridictions. Si l’article 81 précise que la coopération développée par l’Union dans les matières civiles habilite le Parlement et le Conseil à adopter, «notamment lorsque cela est nécessaire au bon fonctionnement du marché intérieur de mesures visant à assurer: a) la reconnaissance mutuelle entre les Etats membres des décisions judiciaires et extra judiciaires», l’article 67 assigne à l’Union l’objectif de constituer «un espace de liberté, de sécurité et de justice dans le respect des droits fondamentaux» et prescrit que «l’Union facilite l’accès à la justice, notamment par le principe de reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires»22.
1. En conséquence, le Règlement Bruxelles Ibis s’est employé à développer le droit subjectif à une protection judiciaire effective, auquel la Cour européenne des Droits de l’homme intègre l’exécution du jugement sous le manteau du droit au procès équitable23. Il supprime ainsi la demande de «déclaration constatant la force exécutoire» ou demande d’exequatur, que le Règlement Bruxelles I exigeait encore pour l’exécution transfrontière, et impose désormais l’«exécution directe» dans l’Etat membre requis de la décision dotée dans l’Etat membre d’origine de la force exécutoire24. Cette décision, sur présentation d’un certificat attestant son origine et sa teneur doit «être traitée comme si elle avait été rendue dans l’Etat membre requis»25. Cette étape du processus de démantèlement du cloisonnement des ordres juridiques européens consomme le retour aux lettres rogatoires et au pareatis de jadis.
2. Mais les droits fondamentaux exigent davantage. Ils ne se conçoivent qu’offerts à tous, et non pas réservés aux seuls citoyens européens; très logiquement, dans la préparation de la refonte du Règlement Bruxelles I, il a été envisagé de retirer au domicile du défendeur sa fonction de délimitation du champ d’application du système de compétence et d’outrepasser d’avantage encore le mandat de l’article 220 du Traité de Rome qui n’avait prévu la libre -circulation des décisions qu’au bénéfice des ressortissants des Etats membres; il était projeté de procéder à une internationalisation ou extension de la dynamique compétence-reconnaissance à des situations externes.
La réalisation de ce programme a été sérieusement freinée par la considération que, faute de maitriser les compétences et qualités des juges des Etats tiers, il convenait de contrôler leur production, c’est-à-dire de renforcer les précautions ou les obstacles à l’efficacité transfrontière de celle-ci. En définitive, le Règlement Bruxelles I bis n’accepte cette extension que dans deux cas de figure. D’abord, l’article 25 actuel, relatif à la prorogation volontaire de compétence, n’exige plus que la clause désignant le tribunal d’un Etat membre soit convenue entre deux personnes dont l’une au moins est domiciliée dans l’espace judiciaire européen. Cet élargissement s’explique par le fait que la décision attendue du for convenu sera nécessairement rendue par un tribunal opérant dans le cadre de la confiance mutuelle. Ensuite, l’internationalisation a touché le conflit de procédures en autorisant, dans le cas de litispendance ou de connexité extra-européenne, le juge européen compétent sur la base du règlement à s’effacer devant le juge d’un Etat tiers premier saisi, mais seulement après toute une série de vérifications dont l’issue laisse raisonnablement augurer que la décision attendue sera susceptible d’être reconnue et exécutée; la circonspection supplée l’absence de confiance mutuelle. Préservant la dynamique compétence-reconnaissance, ces solutions démontrent que la Convention, en dépit de son âge vénérable, est toujours vive, active et actuelle.
Bertrand Ancel
Profesor emérito Universidad Panthéon-Assas (Paris II)
Director de la Revue critique de droit international privé
Ex-Presidente del Comité Français de Droit International Privé
1. Droz, G. A. L., Compétence judiciaire et effets des jugements dans le Marché commun (Etude de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968), Bibliothèque de droit international privé, vol. xiii, préf. H. Batiffol, París, Dalloz, 1972, p. 1.
2. Savatier, R., «Le marché commun au regard du droit international privé», Rev. crit. DIP, 1959, 237, où l’auteur aborde les questions de nationalité, de condition des étrangers et de conflits de lois, pour finir par cette interrogation, p. 257: «Comment une circulation véritablement libre des personnes, des marchandises, des services et des capitaux pourrait-elle longtemps s’accommoder de l’inharmonie de la justice, de la possibilité de décisions contradictoires rendues à l’intérieur de la Communauté, par des juridictions concurrentes, parmi lesquelles des circonstances fortuites détermineront, au hasard, la sentence qui s’exécutera? Décisions contradictoires dont les résultats circuleraient anarchiquement, mais librement de pays membre à pays membre! Tout un droit des conflits de juridiction devra donc être construit!».
3. Spécialement Weser, M., «Les conflits de juridictions dans le cadre du Marché commun. Difficultés et remèdes», Rev. crit. DIP, 1959, 613, puis 1960, 21, 151, 313, 533, et 1961, 105.
4. Règlement CE 593/2008, du 17 juin 2008.
5. Règlement CE 864/2007, du 11 juillet 2007.
6. Règlement CE 2201/2003, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale.
7. Règlement CE 4/2009, du 18 décembre 2008, Règlement UE 650/2012, du 4 juillet 2012, Règlements UE 2016/1103 et 2016/1104, du 24 juin 2016.
8. Lopez de Tejada, M., La disparition de l’exequatur dans l’espace judiciaire européen, París, LGDJ, 2013, n. 25 et s.
9. Lopez de Tejada, M., op. cit. eod. loc.
10. Meijers, E. M., «L’histoire des principes fondamentaux du droit international privé», Rec. cours La Haye, vol. 1934. iii. 547, spéc. p. 632.
11. Ordonnance du 15 janvier 1629, art. 120.
12. Cass. civ. 19 avril 1819, Parker, S. 1819.1.129, D. Jur gén. V° Droit civil, n° 442, Journ. Aud., 1819. 257, Grands arrêts dr. int. pr., n° 2.
13. Kessedjian, C., La reconnaissance et l’exécution des jugements en droit international privé aux Etats-Unis, París, Economica, 1987, p. 147 et s.
14. Savigny, K. F. v., Traité de droit romain, § 358.
15. Gothot, P., Holleaux, D., La Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, París, Editions Jupiter, 1985, n° 64 et s.
16. Savigny, K. F. v., Traité de droit romain, op. cit., § 370: «Il est de l’essence de l’obligation que le lieu de l’accomplissement soit regardé comme le siège de l’obligation et que dans ce lieu se place la juridiction spéciale en vertu de la soumission libre».
17. Goldman, B., «Un traité fédérateur: La Convention entre les Etats membres de la CEE sur la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale», RTDeur., 1971, 1.
18. Règlement CE 4/2009, du 18 décembre 2008.
19. CJCE, 26 mai 1982, aff. 133/81.
20. CJUE, 1.er mars 2005, C-281/02, Osuwu c. Jackson.
21. Règlement CE n° 44/2001, du 22 décembre 2000, Préambule, § 8.
22. TFUE, art. 67, § 1, § 4.
23. CEDH, 19 mars 1997, req. n° 18357/91, Hornsby c. Grèce, 18 novembre 2010, req. n° 7618/05, Romanczyk c. France.
24. Solution déjà retenue par les Règlements CE n° 805/2004, du 21 avril 2004 (titre exécutoire européen), CE n° 1869/2006, du 12 décembre 2006 (Injonction de payer européenne), CE n° 861/2007, du 11 juillet 2007 (Petits litiges). Sur la suppression de l’exequatur v. M. Lopez de Tejada, op. cit., Passim.
25. Règlement UE 12715/2012, du 12 décembre 2012, Préambule, § 26.